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"J'ai besoin de faire dix fois plus qu’un homme": ces Françaises qui cassent les codes dans les cryptos

Enquête: BFM Crypto est allé à la rencontre de six femmes qui travaillent au sein de l'écosystème crypto, où les hommes sont surreprésentés.

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"Le moment où je me sens le plus femme c’est quand j’interviens dans des conférences et que l’on me demande ce que ça fait d'être une femme dans ce milieu", confie Claire Balva, la co-fondatrice de Blockchain Partner et experte crypto indépendante.

Pionnière au sein de l’écosystème, Claire Balva a inspiré derrière elle toute une génération de jeunes femmes actives dans cet univers. Mais elles sont encore peu nombreuses. En effet, l’écosystème crypto se situe au croisement de trois secteurs où les hommes font encore plus carrière: l’entreprenariat, la tech et la finance.

Le syndrome de l’imposteur

Pour comprendre un tel fossé entre les hommes et les femmes en termes de carrière, regardons les membres de l’Association pour le développement des actifs numériques (ADAN), présidée par Faustine Fleuret. Sur les 196 entreprises membres de cette association, seules 27 sociétés sont dirigées par des femmes.

Sur les 196 membre de l'Association pour le développement des actifs numériques (ADAN) en octobre 2022, seulement 27 sociétés sont dirigées par des femmes.
Sur les 196 membre de l'Association pour le développement des actifs numériques (ADAN) en octobre 2022, seulement 27 sociétés sont dirigées par des femmes. © BFM Business

Si certaines femmes ont déjà acquis une certaine notoriété, de la patronne de la plateforme d'échanges de cryptomonnaies Bitpanda France, Gulia Mazzolini, à Ambre Soubiran de la société spécialisée dans l'analyse de cryptomonnaies Kaiko ou encore à Clarisse Hagège de DFNS, société spécialisée dans la sécurisation de cryptomonnaies, d'autres sont moins visibles.

“Le danger réside en ce que la moindre visibilité des femmes du milieu se convertisse en une prophétie auto-réalisatrice, du fait de mécanismes non-spécifiques au secteur comme le syndrome de l’imposteur. Pourtant, il existe de nombreuses et excellentes expertes dont une meilleure valorisation dans les médias ou les évènements permettrait certainement d’attirer et encourager d’autres à se lancer", indique Faustine Flauret, patronne de l'ADAN.

Comment expliquer le manque de femmes dans l'univers crypto? Chez Blockchain Partner, la société que Claire Balva a co-fondé en 2015 avec plusieurs associés hommes dont Alexandre Stachtchenko, elle et son équipe ont toujours cherché à atteindre la parité. Mais ils se heurtaient à des difficultés dès l’étape du recrutement face au manque de femmes ingénieurs sur le marché. De même, pour un poste de consultant crypto junior, les femmes qui postulaient étaient souvent beaucoup trop qualifiées.

"Certaines avaient presque 10 ans d’expérience dans la finance, alors que nous cherchions des profils en sortie d'école. J’ai constaté un gros sentiment d’imposture des femmes. Nous avions fini par remanier les annonces pour dire aux candidats qu'ils seraient formés à la crypto à leur arrivée chez nous", admet-elle.

"Les premières à sauter"

Même une fois dans l’univers crypto, certaines femmes ont plus de mal à y rester. Surtout dans le contexte particulier du bear market (marché baissier), qui rebat les cartes.

"Au début du bear market on s'est dit avec des copines que c'est nous qui allions sauter en premier"

"C’est à nous qu’on va le moins proposer un projet. Maintenant j’ai pris des réflexes bruts, je suis trop cash mais je fais comme les mecs, à la première réunion je demande de suite combien sera payé le projet. C’est aussi nous qui sommes les premières à sauter si on est un peu trop dérangeantes", explique Agathe Laurent Richard, entrepreneur et investisseur dans le web 3.

Pour elle, un problème de percée dans le web 3 provient avant tout du milieu traditionnel.

"Le vrai sexisme, je le vis beaucoup plus quand j’essaie de porter un projet. Ce qui me bloque, c’est quand je crée un fonds d’investissement et que je me retrouve face au mur d’un homme de 50 ans", explique-t-elle.

En parallèle, Agathe Laurent Richard anime l’émission diffusée sur les réseaux sociaux, Le Monde ou Rien, où les conquérants et conquérantes du web 3 abordent leur parcours. Elle a lancé sa première émission le 8 mars, en clin d’œil à la journée de la femme.

"C’est le résultat d'un biais occidental qu’il y ait peu de femmes dans la tech. Ce n’est pas le cas en Inde, à Dubai, en Russie… C’est peut-être un problème culturel d’accès aux mathématiques ou à la tech", indique-t-elle.

De même, quand des équipes totalement féminines se présentent à des investisseurs, "certains s’attendent toujours à ce qu’il y ait un associé homme dans l’histoire" souligne Claire Balva, qui pense qu'une solution réside dans le fait qu’il y ait plus de femmes business angels.

"Nous voulons rendre le pouvoir et l’argent aux femmes"

Par ailleurs, une étude publiée par KPGM, l'ADAN et Ipsos en début d’année 2022 donnait des indications sur le profil des investisseurs. Le résultat est sans appel: les femmes sont largement sous-représentées. "D’une proportion de 52% dans la population générale, elles passent respectivement à 40% et 43% parmi les investisseurs et ceux qui envisagent d’investir", souligne l’étude.

"Je me rappelle que ce chiffre avait beaucoup surpris des hommes dans ce secteur. Il y a aussi des biais: parfois même des hommes ne demandent pas à leur mère, copine ou cousine si elles ont investi dans les cryptomonnaies comme si c’était évident qu’elles ne s'y intéressent pas", admet Claire Balva.

C'est aussi pour lutter contre ces biais qu'Amandine Claude a lancé il y a deux ans le projet crypto-féministe La Mineuse. Son projet vise à vulgariser les cryptomonnaies à des minorités, des femmes en passant par la communauté LGBT. Pour elle, encore beaucoup de femmes vivent un syndrome de l’imposteur dans l'univers crypto: après s’être renseignées, elles n’osent pas sauter le pas.

"Nous voulons rendre le pouvoir et l’argent aux femmes", dit-elle. Cette dernière, qui a acheté ses premiers bitcoins il y a huit ans, gère un groupe de discussion avec 200 personnes, quasi exclusivement des femmes, qui peuvent poser des questions "en lieu sûr, sans avoir honte".

De son côté, Oih_Ana (qui préfère rester anonyme) évolue dans le milieu du trading depuis très longtemps. La finance est "un monde de requin, tu peux déjeuner avec quelqu’un le midi puis te prendre un coup le lendemain. Moi je fais du trading, il y a des gagnants et des perdants", confie cette dernière. Elle admet qu'il est plus difficile de se faire une place dans cet univers quand on est une femme.

"C’est un monde d’hommes, il m’arrive donc de montrer mes gains mais aussi mes pertes. Cela permet d’instaurer une confiance", confie Oih_Ana.

La tradeuse gère l’un des plus vieux canal Telegram de l’écosystème, Le Subspace Club, où elle est surnommée la "Reine" des cryptos par sa communauté. Ce groupe Telegram est devenu sa deuxième famille, même si elle fait parfois face à de mauvaises surprises.

"Certaines personnes peuvent se faire supprimer du groupe car elles viennent pour parler de leurs marques, ce qui n’est pas toléré ici. Je les supprime et je peux recevoir des sexes en érection", précise-t-elle.

C'est aussi une réalité: dans le trading, "c’est hyper courant de sexualiser les femmes", déplore Amandine Claude.

"On a une place à prendre"

Sur les réseaux sociaux, où l'on peut lire des tweet matinaux "Good Morning bro" (pour "Bonjour frère", NDLR) difficile pour les femmes de trouver des repères ou encore de pouvoir s'identifier, y compris à des créatrices de contenus. Si les comptes des crypto-influenceurs (ou créateurs de contenus) poussent comme des champignons, certains ayant une forte communauté (+ 100.000 abonnées), seules deux créatrices de contenus peuvent rivaliser avec de tels messieurs: Caroline Jurado de la chaîne Les cryptos de Caro ou encore Estheriumcrypto.

Pas de quoi décourager certaines nouvelles têtes, comme Carla de la chaîne YouTube Carlita crypto. Cette étudiante en école de commerce est tombée dans les cryptomonnaies il y a un peu plus d’un an et a décidé de parler de cryptos sur YouTube, sans faire de "conseil en investissement", précise-t-elle.

"En tant que femme dans les cryptomonnaies, on n’a pas de modèles d’influenceuse. Moi jusqu’à présent, mon modèle c’était Hasheur (Owen Simonin, NDRL)", admet-elle. "Aujourd'hui, il y a peu de femmes sur les réseaux sociaux, donc on a une place à prendre", ajoute Carla.

Ses vidéos sont visionnées par 20 % de femmes et 80 % d'hommes, une statistique qui peut la satisfaire. De son côté, Agathe Laurent Richard revendique entre 13 % et 20 d'audience féminine sur YouTube et LinkedIn. "Je pense que les auditrices s’identifient", glisse-t-elle. A titre de comparaison, l’influenceur français Crypto Farmeur est visionné par plus de 98 % d’hommes, comme il l'avait indiqué à l'époque sur Twitter.

Si Carla se sent acceptée par les crypto-influenceurs, cela reste plus difficile d’être crédible comparée à un homme.

"Ça m’est déjà arrivé d’être dans une situation où je suis à côté d’un homme et qu’une personne en face de moi pose une question sur les NFT ou les cryptos à l’homme plutôt qu’à moi. Je sens que j’ai besoin de faire dix fois plus qu’un homme. Et comparé à un homme, je pense que je n’ai pas le droit à l’erreur", admet-elle.

"Il ne faut pas que tu t’occupes de tes gosses"

Autre réalité en France: les femmes sont moins présentes dans les conférences sur les cryptomonnaies et la blockchain, qu'elles soient panélistes comme spectatrices. Dans le cadre d'un papier sur les bitcoiners maximalistes, nous avions révélé que seulement 18 % de femmes s’étaient rendues à l’évènement Surfin’Bitcoin à Biarritz fin août. Un chiffre qui reste constant depuis le lancement de l’édition, il y a trois ans. Alors, où sont les femmes?

"Déjà, si tu veux aller à des évènements crypto, il ne faut pas que tu t’occupes de tes gosses et aussi que il faut que tu t’y connaisses un peu en tech quand c’est très technique", précise Agathe Laurent Richard.

Par ailleurs, certaines femmes peuvent aussi ressentir un sentiment d’imposture lorsqu'on leur propose d'être panéliste. Claire Balva se rappelle avoir hésité à faire un TEDxLyon en 2017 avant finalement de se lancer.

"Je pense qu’il y a encore plein de femmes qui refusent de participer à des panels car elle ne se sentent pas disponibles ou légitimes alors qu’un homme c’est l’inverse, il aura l’air nul s’il n’accepte pas", glisse-t-elle.

En juin, l’influenceur Crypto Picsou avait posé cette question sur Twitter: "vous êtes pour ou contre le fait que les places à une conférence crypto soient gratuites pour les femmes?". La raison de ce tweet? Il n’y avait presque aucune femme à un évènement organisé par Coin Academy. Alors, faut-il faire venir des femmes gratuitement à des évènements?

"Ce n’est pas la meilleure solution car ça attirerait sans doute des opportunistes. Ce serait bien de réserver une partie des places à des femmes et s’il n’y en a pas d’inscrites alors on laisserait la place aux hommes, il faudrait des quotas avec 50 hommes et 50 femmes", considère Carla.

Pour une femme, il peut parfois être difficile de participer à certaines conférences, face à la montée en puissance de "boy's club".

"Maintenant, on essaie d’aller en groupe à ces évènements. Le web 3 c’est beaucoup de verres et de soirées si on est une femme parmi une bande de mecs, c’est pas la même manière de s’intégrer", glisse Naomie Halioua.

Cette dernière a fondé l'association women in web 3 en juin, qui a déjà organisé deux évènements, l’un réunissant 250 personnes en juin, l’autre le 13 octobre avec 120 personnes dont 70% de femmes. Pour rassembler plus de femmes à ses évènements, l'association a lancé une idée: un homme peut participer aux évènements accompagné d'un +1 femme. Si cette idée est soutenue par certaines femmes interrogées dans cette enquête, elle en a fait grimacer plus d'uns sur les réseaux sociaux.

"On aimerait réduire le gap de sous-représentation des femmes. On voit toujours les mêmes têtes", souhaite Naomie Halioua.
Conférence du 13 octobre de l'association Women in Web 3
Conférence du 13 octobre de l'association Women in Web 3 © Women in Web 3

"Nous ne sommes pas là pour parler tricot"

Même si les femmes sont moins nombreuses dans l'écosystème, celles qui y sont aujourd'hui considèrent qu'elles sont au bon endroit, au bon moment.

"Je souffre moins du sexisme ordinaire dans le web 3. Il y a le pseudonymat qui peut permettre de ne pas être dérangée. Dans la communauté crypto, je ne souffre pas du sexisme", explique Agathe Richard Laurent.

Cette dernière admet qu'elle a surtout des mentors hommes dans cet écosystème. Pour Oih_Ana être une femme dans l’écosystème crypto est avant tout une chance d’être "entourée" d'hommes et de pouvoir sortir son épingle du jeu.

"C’est une chance fabuleuse, de connaître ce monde, nous sommes le futur. Et faire partie du futur ça n’a pas de prix à l’heure d’aujourd’hui. Effectivement, on aimerait, qu’il y ait un peu plus de femmes, mais au final nous ne sommes pas là pour parler tricot", explique-t-elle.

D'autres veulent aussi casser les codes sur le rapport entre la beauté d’une femme et son niveau de compétence. "On entend souvent les hommes dire qu’une telle ou une telle femme est là car elle est mignonne, or la plupart des femmes de l’écosystème sont là parce qu’elles sont excellentes", souligne Naomie Halioua. Aux Etats-Unis, beaucoup de crypto-influenceuses mettent en avant leur corps sur les réseaux sociaux.

"En Europe, le cerveau et la beauté c’est opposé : si tu es intelligente, tu "ne devrais pas t'abaisser à montrer ton corps", ce serait "faire perdre de la valeur à ton contenu". Pour moi, on doit pouvoir être respectée pour la qualité de son travail et pouvoir mettre en avant son corps. Cela n'est pas incompatible", considère Agathe Laurent Richard.

Sept ans après avoir co-fondé Blockchain Partner, Claire Balva a décidé quitter l'aventure. Fort heureusement, elle constate déjà des améliorations au sein de l'écosystème crypto, où les femmes investissent de plus en plus la scène. "Je trouve qu’il y a une plus grande vigilance sur la parole des femmes", admet-elle.

Les initiatives portées par ces femmes permettent à d'autres de s'insérer dans ce milieu. Elles commencent aussi à être plus entendues, plus visibles. Et ce n'est que le début.

Pauline Armandet