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Pour Chelsea Manning, les cryptomonnaies seules "ne peuvent pas protéger la vie privée"

INTERVIEW BFM Crypto - La célèbre lanceuse d'alerte américaine, aujourd'hui consultante en sécurité pour la société Nym, a partagé sa vision de l'écosystème crypto.

Chelsea Manning est l’une des lanceuses d’alerte les plus connues au monde. En 2013, l'ancienne analyste militaire américaine a été condamnée à 35 ans de prison après avoir fait fuiter sur WikiLeaks plus de 700.000 documents confidentiels ayant trait aux guerres d'Irak et d'Afghanistan. En 2017, l'administration Obama a finalement décidé de commuer sa peine, lui permettant de sortir de prison. En 2021, Chelsea Manning a rejoint Nym, une société crypto suisse spécialisée dans la sécurité des communications, en tant que consultante. De passage à Paris la semaine dernière, Chelsea Manning a accordé un entretien à BFM Crypto sur l'écosystème crypto. Bien que travaillant pour une société crypto, cette dernière fait part d’un certain scepticisme à l’égard de ce secteur.

BFM Crypto: Quand avez-vous entendu parler pour la première fois des cryptomonnaies?

Chelsea Manning: Ce domaine m'est devenu familier pour la première fois dans les années 2008-2009, en discutant sur les premiers articles publiés sur le sujet. En particulier, les articles les plus célèbres et certains courriels sur le bitcoin. J'ai également fait d'autres découvertes, comme la lecture du livre Cryptonomicon de Neal Stephenson. Ma première impression sur les cryptomonnaies était qu'il s'agissait d'une preuve de concept intéressante, qu'il y avait des principes sous-jacents intéressants qui pouvaient être construits à partir des concepts de tokenisation et de registres distribués. En revanche, j'avais quelques inquiétudes et un certain scepticisme quant à la scalabilité de ce secteur et ses cas d'utilisation pour la population en général. Mais je pense que la technologie sous-jacente, au fur et à mesure de son évolution dans les vingt à trente prochaines années, arrivera à maturité et sera très utile à des fins d'authentification et de vérification.

Possédez-vous des cryptomonnaies?

Je ne possède pas de cryptomonnaies, quelles qu'elles soient. Principalement en raison de mon rôle de consultante en matière de sécurité. Certains de mes clients sont impliqués dans ce domaine et l'un de mes devoirs est de ne pas être impliquée ou de ne pas détenir d'actifs. Dans le passé, je possédais quelques ethers, mais tout cela a été vendu depuis un certain temps, il y a trois ou quatre ans.

Pourquoi êtes-vous sceptique à l'égard des cryptomonnaies?

Je pense qu'il y a, en particulier avec la montée de l'intelligence artificielle (IA), des outils ayant un pouvoir de transformation qui sont basés sur la cryptographie et qui peuvent fournir un certain niveau de protection et qui sont une force plus progressiste et libératrice que simplement des jetons. Mon scepticisme est davantage alimenté par ma conviction personnelle au sujet de la valeur des cryptomonnaies plutôt que par une critique de la technologie sous-jacente qui n'est ni bonne ni mauvaise ni neutre. Plus nous avançons, plus nous examinons attentivement les implications de cette technologie, plus nous avons d'opportunités de faire le bien plutôt que le mal.

Bien utilisées, les cryptomonnaies permettent-elles de protéger sa vie privée?

Ce ne sont pas nécessairement les cryptomonnaies qui peuvent protéger la vie privée. Mais plutôt la technologie blockchain, à laquelle on ajoute une couche de confidentialité, qui devient utile pour protéger la vie privée. Bitcoin est l'exemple parfait où chaque transaction est visible par tout le monde. Chaque portefeuille est visible par tout le monde, c'est le contraire de la protection de la vie privée. Je ne pense donc pas que cette technologie assure nécessairement la protection de la vie privée, mais il existe des technologies adjacentes qui m'intéressent davantage et qui assurent une certaine protection de la vie privée ou de l'anonymat. Nous l'avons vu avec l'extension des fonctions de confidentialité dans Ethereum. Maintenant que nous construisons des infrastructures fondées autour du concept de vie privée, à l'aide d'autres éléments que les jetons ou cryptomonnaies, il y a des composants adjacents qui peuvent être utilisés pour garantir l'anonymat et un certain niveau de protection.

Existe-t-il selon vous des vulnérabilités dans les plus importantes blockchains comme Bitcoin et Ethereum?

Je ne pense pas qu'il y ait nécessairement des vulnérabilités d'un point de vue technique qui aient un impact sur les deux grandes blockchains que sont Ethereum et Bitcoin, à l'instar de l'attaque des 51% sur Bitcoin (une attaque possible si un acteur détient plus de 50% des capacités de minage, ce qui lui permet de modifier la blockchain, NDLR). L'un des problèmes auxquels la communauté cryptomonnaie existante va être confrontée est la menace provenant des forces réglementaires. En effet, des acteurs importants, pas seulement la Chine, mais bientôt les États-Unis et d'autres parties du monde, vont réglementer plus largement les cryptomonnaies existantes en faveur de leur propre banque centrale.

Des experts craignent que certains États interdisent le bitcoin. Ce scénario vous semble-t-il possible de la part des États-Unis?

Certains pays ont déjà interdit le bitcoin. Je ne pense pas qu'une interdiction pure et simple des cryptomonnaies soit probable aux États-Unis dans un avenir proche, mais des réglementations très strictes et sévères sont à venir dans les deux prochaines années.

Dans ce contexte de crise bancaire, le bitcoin peut-il être considéré comme une valeur refuge?

Le soutien des banques centrales aux banques menacées de faillite dans divers pays, comme aux États-Uns, alimente le débat sur l'utilisation des cryptomonnaies comme alternative. Selon moi, la spéculation sur les cryptomonnaies qui s'est produite de manière très significative de 2019 à 2021, combinée à un grand nombre de controverses et de crises, a préparé le terrain pour cette crise des monnaies fiduciaires et de la spéculation. Je ne pense pas nécessairement que dans les circonstances actuelles, ce soit un endroit sûr pour placer vos actifs, parce que je pense que les actifs spéculatifs vont probablement suivre une tendance à la baisse. Cela est davantage lié à la tendance à la baisse de l'économie et au pessimisme du marché en général. Même s'il y a actuellement de l'excitation ou de l'espoir autour des cryptomonnaies comme alternative, la volatilité inhérente de ce marché en fait un placement qui n'est pas aussi sûr que les placements physiques, comme l'or ou les pièces de monnaie. Mais je ne suis pas non plus un investisseur dans ce domaine.

Pauline Armandet