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"On ne sert pas à grand-chose": les agents de la Cnav "dans le flou" face à la réforme des retraites

Dans l'attente des décrets d'application de la réforme, les agents des caisses d'assurance-vieillesse traversent une période de transition au cours de laquelle ils ne peuvent pas toujours répondre aux questions des administrés. Ils redoutent une "avalanche d'appels" une fois les modalités de la réforme dévoilées.

Ces dernières semaines, Evan a l'impression de "ne pas servir à grand-chose" lorsqu'au bout du fil, ses interlocuteurs lui demandent quand ils pourront partir à la retraite. Bien souvent, cet agent au standard téléphonique de la plateforme de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) d'Île-de-France et de Tours n'en sait rien.

Car même si la très contestée réforme des retraites a été promulguée mi-avril par Emmanuel Macron, et même si l'exécutif promet une mise en place à la fin de l'été, ses décrets d'application n'ont pas encore été publiés: les grandes lignes de la réforme sont connues, par leurs modalités concrètes de mise en œuvre. Y compris donc pour les agents de la Cnav, pourtant en première ligne face aux interrogations des Français.

"On se sent un peu pris au dépourvu", déplore Evan, 22 ans, recruté en CDD il y a cinq mois pour faire face à la hausse du nombre d'appels.

"À part les grandes lignes de la réforme qui concernent le report de l'âge légal (de 62 à 64 ans, NDLR), on n'a pas de réponse concrète à apporter... ce que les gens ne comprennent pas, évidemment", soupire-t-il.

>> Âge légal, durée de cotisation, carrières longues... Le guide pour comprendre la réforme des retraites

Des agents sursollicités par les administrés inquiets

"Au téléphone, j'ai pas mal de questions sur l'impact que va avoir la réforme sur leur carrière et malheureusement peu d'éléments de réponse à leur fournir", confirme Édouard Gonzalez-Vega, technicien conseil en charge des dossiers de départs à la retraite de la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis).

"Si j'ai un élément de réponse, je le donne", poursuit-il. "Sinon pour ne pas dire de bêtise, je n'ai pas d'autre solution que de dire clairement que nous aussi sommes dans le flou comme eux et je me contente de les rediriger vers nos outils de simulation en ligne." Des dispositifs qui ne sont pas à jour: le simulateur officiel disponible sur le site info-retraite.fr, permettant de connaître son âge de départ ou le montant de sa pension, ne sera actualisé que le 7 juin.

Cette incertitude génère beaucoup d'angoisses chez les administrés, qui se retrouvent "dans l'incapacité de se projeter", confient les deux agents. Surtout chez ceux qui envisageaient de partir cette année, ajoute Édouard Gonzalez-Vega, "pour qui tout était déjà cadré, bien organisé et qui finalement vont se retrouver dans des situations hyper complexes".

Jusqu'ici, les deux agents disent pouvoir répondre aux cas les plus classiques, notamment sur les conséquences du report progressif de l'âge légal de départ à 64 ans. Mais sur des questions plus précises, "les dispositifs restent flous à l'heure actuelle", affirme Grégory Thomas, délégué syndical central de la CFTC à Paris. "Là-dessus, ils ne sont pas lotis à meilleure enseigne qu'un citoyen lambda."

Même Renaud Villard, le directeur général de la Cnav, a reconnu auprès de Libération que "les agents se (sentaient) un peu perdus dans cette période de transition potentielle".

"Il ne faut pas perdre de vue que cette réforme est beaucoup plus vaste et touffue qu'on ne pourrait le croire", concède Frédéric Birrittieri, directeur de la relation assurés à la Cnav, qui rappelle qu'elle "porte beaucoup de sous-ensembles".

Vers "un petit retard à l'allumage"?

Car au-delà des 64 ans, la réforme prévoit de multiples changements: sur la prise en compte de la pénibilité, l'éligibilité au dispositif de carrière longue, la création du statut d'aidant familial ou encore la prise en compte des travaux d'intérêts généraux.

Sur ces questions, "tout est à construire", résume Grégory Thomas. "Il va falloir que nos outils informatiques évoluent. Aujourd'hui ils sont paramétrés par rapport à la législation actuelle mais il va falloir développer des outils pour qu'ils tiennent compte des éléments portés dans la réforme".

Même si la mise en place de ces nouveaux outils informatiques a été anticipée il y a quelques mois par la direction, le syndicaliste craint que la mise à jour ne prenne du temps, retardant en conséquence le traitement de certains dossiers.

"Quand on entend que la réforme devra être mise en œuvre en septembre, nous on sait que ça ne sera pas complètement possible", assure Grégory Thomas. "On y arrivera pour une partie, oui, mais pas pour tout."

La réforme des retraites devrait s'appliquer "par vagues, de manière progressive", répond Grégory Thomas, qui s'attend à ce que la Cnav ait "un petit retard de quelques mois à l'allumage". Pour lui, "il faut s'attendre à ce qu'une certaine typologie de dossiers se retrouve en attente parce qu'on aura demandé aux techniciens de les mettre de côté. Et pour cause, ils peuvent pas être traités par nos outils actuellement".

"Une masse de dossiers à traiter"

Une fois les décrets d'application publiés et les outils informatiques prêts, Édouard Gonzalez-Vega s'attend ainsi à une période d'embouteillage compliquée à gérer pour les équipes. "On va avoir d'un coup une masse de dossiers à traiter alors que de base on manque de personnes", affirme-t-il. "Là, je viens d'arriver à ce nouveau poste et j'étais très attendu car on manque cruellement de techniciens."

L'appréhension est la même du côté du standard téléphonique du jeune Evan, qui s'attend à "une avalanche d'appels" une fois les décrets d'application de la réforme rendus publics.

Les demandes sont déjà nombreuses: à l'échelle nationale, la Cnav indique que le nombre d'appels s'élève à 6000 appels par jour, soit 30.000 par semaine. Le syndicaliste Grégory Thomas déplore une hausse constante de la charge de travail d'"agents déjà sursollicités", que les 200 recrutements en CDD et 200 CDI de ces derniers mois ne parviennent pas à soulager.

La Cnav évoque des décalages de "quelques semaines"

La direction, elle, fait preuve de plus d'optimisme sur l'application de la réforme. "Tous ces 'petits dispositifs' qui jusqu'à présent n'existaient pas vont devoir faire l'objet d'accompagnement, de pédagogie, de formation mais aussi de transformation de nos outils d'information", reconnaît Frédéric Birrittieri.

Mais ces changements "vont arriver progressivement, au fur et à mesure que les décrets d'application vont voir le jour", tempère-t-il. "Ils vont s'inscrire dans la durée mais on est habitués à inscrire de nouvelles réglementations dans nos dispositifs de réponse."

"On a déjà le cadre de la réforme, maintenant on attend juste un peu plus de précisions sur ces dispositifs", relativise le directeur de la relation assurés de la Cnav, qui lui mise plutôt sur des décalages de seulement "quelques semaines voire quelques mois maximum pour la 1e vague".

Lors d'un déplacement à Chartres mardi, le ministre du Travail Olivier Dussopt a assuré aux agents d'une caisse de retraites que les premiers d'application étaient "quasiment prêts" et qu'ils avaient été transmis aux différents organismes. Ainsi, leur publication au Journal Officiel pourrait intervenir d'ici "fin mai-début juin".

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV