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Interview

Cryptos: pour Ledger, "on peut vite rentrer dans une dystopie"

Pascal Gauthier, patron de Ledger, revient pour BFM Crypto sur la stratégie de sa société fondée en 2014. Impliqué pour l'écosystème crypto français, il évoque les défis de l'industrie.

Pascal Gauthier est le patron et co-fondateur de la licorne française Ledger. Fondée en 2014, sa société commercialise des portefeuilles cryptos dits cold wallet (hardware wallet) qui conservent les clés privées des utilisateurs. Dans cet entretien, le chef d'entreprise revient sur la stratégie de sa société en plein marché baissier. Il évoque aussi les défis de l'industrie crypto.

BFM Crypto: Nous sommes en plein marché baissier (ou "bear market"), comment se porte Ledger?

Pascal Gauthier: En ce moment, tous les business souffrent un peu. Notre business a été impacté en 2022 et 2023 comme beaucoup d’autres, même si depuis l’implosion de FTX, nos services ont été mis au centre de l’échiquier. Par conséquent, Ledger se porte mieux que le reste du marché. Nous avons vendu 6,5 millions de hardware wallets et nous avons plus de 100 entreprises clientes. Nous sécurisons 20% de tous les actifs de cryptomonnaies et 30% des NFT dans le monde.

Même si le marché baissier se poursuit, vous anticipez toujours plus de croissance chez Ledger?

Notre marché reste difficile à prévoir puisqu’il est multifactoriel. Nous regardons beaucoup le géant Apple, avec l’idée de devenir nous-mêmes un géant dans la conservation des actifs numériques. A ce titre, lorsque vous regardez la valorisation d’Apple dans les années 2000 comparée à sa valorisation actuelle, autour des 3000 milliards de dollars, nous visons dans le futur une valorisation de "seulement" 100 milliards de dollars. Ce serait bien que cela se passe en Europe. En tout cas, nous faisons tout pour y arriver: lors de notre levée de fonds de 380 millions de dollars en 2021, nous avons expliqué à nos investisseurs vouloir créer un véritable écosystème autour du hardware wallet. Deux ans après, nous avons lancé de nombreux services autour de notre solution. Nous sommes une technologie sur laquelle les utilisateurs peuvent désormais rajouter des services d’échanges de cryptomonnaies, de NFT, de staking, de carte de paiement, etc.

Vos détracteurs disent que Ledger s’oriente vers des domaines connexes au web 3 au détriment de votre cœur de métier. Est-ce un tournant de votre stratégie?

Non. Nous avons créé un portefeuille connecté sur lequel il est possible de stocker de l’argent et qui peut se connecter au monde des blockchains. Se dire que l’on allait simplement inventer un coffre-fort numérique sans l’exploiter derrière, ce n’est pas un très bon business, ni même une belle promesse pour nos clients. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de raisons de détenir ses clés privées sur soi, notamment lorsque l’on veut aller sur des protocoles de finance décentralisée. Nos consommateurs nous demandent cette connectivité. Même lorsqu’il y a eu la controverse autour de notre service Ledger Recover, c’est parce que nos consommateurs nous l’ont demandé. Quand vous êtes une entreprise, c’est toujours plus facile de ne rien faire. Alors quand vous innovez, vous vous exposez à des risques. Il y a des services sur lesquels nous nous sommes trompés. Mais, il est normal de continuer à innover. Quand on innove on prend des risques, à la fois financiers et vis-à-vis de notre communauté.

Le monde des cryptomonnaies fait face à de nombreux défis: régulation, concurrences, problèmes internes... Qu’est-ce qui vous empêche de dormir chez Ledger?

Principalement, c’est notre exécution. Nous voulons arriver à sortir nos projets en temps et en heure, à l’instar de notre nouveau portefeuille Ledger Stax et notre solution Ledger Recover. Je peux annoncer ici que cela devrait être d’ici la fin de l’année. Une fois que nous aurons livré ces produits, nous saurons si nous avons eu raison ou tort de le faire. Nous verrons également s’ils ramènent des utilisateurs cryptos qui n’étaient pas là avant. Ce qui m’empêche de dormir, ce n’est pas nos concurrents car c’est sain d’en avoir, on veut se focaliser sur ce qu’on peut faire et sur comment on peut faire grandir l’écosystème crypto. Tout le reste se gère: la régulation ne s’applique pas à Ledger, car nous sommes une solution technologique.

Pourtant, Ledger a été un acteur majeur lors des débats sur la régulation européenne MiCa (Market in crypto Assets).

Dire que nous ne sommes pas impactés par la régulation, c’est différent de dire que nous ne le serons jamais. Il y aura toujours une tentation du régulateur de garder le contrôle, par manque de connaissance de l’industrie crypto. A chaque fois que l’on veut utiliser son argent, il faut prouver qu’on est ni un dealer ni un terroriste, on est donc un peu moins libre.

Votre société pourrait-elle un jour être concernée par la régulation?

Nous avons été exclus de toutes les régulations car les régulateurs ont compris notre fonctionnement. En réalité, réguler un portefeuille non hébergé (self custody), c’est impossible. Mais c’est ce genre de liberté que nous souhaitons aussi garder. Quand on se bat avec MiCa pour que la self custody ne soit pas encadrée, ce n’est pas que pour notre business, c’est aussi pour les citoyens. Je pense qu’il faut faire attention aux tentations du régulateur, on peut vite rentrer dans une dystopie. On se bat pour que les citoyens européens puissent garder leurs libertés fondamentales.

Quel impact aura l’entrée en vigueur de MiCa en 2025 sur le reste de l'industrie?

En Europe, nous sommes les champions de la régulation rapide. Or, je pense qu’il ne faut pas réguler trop vite. Au départ, on a l’impression que c’est bien, puis la régulation peut mettre une grande barrière à l’entrée de nombreux acteurs. MiCa n’est pas encore en application, on verra si cela favorise le business ou ralentit l’innovation. Je constate que la décentralisation est exclue du champ d’application de MiCa. La réalité, c’est donc que l’innovation dans les cryptomonnaies se passe en Europe et pas aux Etats-Unis. Nous sommes à la pointe de l’innovation en Europe, comme le souhaite d’ailleurs le gouvernement français.

La stratégie du gouvernement à l’égard des cryptomonnaies pourrait-elle cependant aller plus loin?

Je ne crois pas du tout en l’économie planifié. Le rôle du gouvernement est d’édicter des règles claires et le moins contraignantes possibles pour permettre aux entrepreneurs de faire leur travail. Depuis le premier mandat d’Emmanuel Macron, le gouvernement est plutôt pro business, ce qui favorise l’écosystème tech. La France est leader dans les cryptomonnaies en Europe, cela est dû aux entrepreneurs. Nous commençons à être dans un écosystème intéressant pour créer des entreprises et de la valeur pour la France.

Pauline Armandet