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Fret maritime: pourquoi les ports français sont à la traîne

Des conteneurs au port du Havre

Des conteneurs au port du Havre - CHARLY TRIBALLEAU

Avec moins six millions de conteneurs équivalent vingt pieds (EVP) traités dans ses ports en 2019, la France se situe derrière ses principaux voisins. Seuls les ports du Havre et de Marseille figurent dans le top 20 européen.

Dans une économie mondialisée où 90% des marchandises sont transportées par voie maritime, les ports jouent un rôle stratégique majeur pour tout pays qui en dispose. Cela semble d’autant plus vrai à l’heure où des perturbations affectent la chaîne d’approvisionnement mondiale.

Malgré ses 20.000 kilomètres de côtes (deuxième façade maritime du monde), la France fait pourtant pâle figure dans ce domaine. Entre 2014 et 2018, la croissance moyenne annuelle des marchandises traitées par les ports tricolores n’était que de 0,8% par an.

Pire, le trafic a même reculé de 2,4% en 2019, dernière année avant la crise sanitaire, pour atteindre 360 millions de tonnes. Très loin des performances des champions européens comme Rotterdam qui a généré à lui seul 470 millions de tonnes de fret la même année.

"Performance insuffisante"

Sur le segment le plus intéressant financièrement, à savoir les conteneurs, le tableau n’est pas plus réjouissant: seuls 5,8 millions de caissons métalliques EVP (équivalent vingt pieds*) sont passés par les ports français en 2019, selon l’OCDE. A titre de comparaison, il y en avait 10,7 millions en Italie, 11,5 millions en Belgique, 15 millions en Allemagne, 15,6 millions aux Pays-Bas et 17 millions en Espagne. La Grèce a même dépassé l’Hexagone cette année-là avec 6 millions de conteneurs manipulés.

Avec seulement deux ports à conteneurs français dans le top 20 européen (Le Havre 12e, Marseille 20e), le constat est sans appel pour Michel Vaspart, ancien sénateur à l’origine d’un rapport sur le sujet remis en 2020: "La performance de nos ports demeure insuffisante au regard des atouts maritimes de la France". D’après ses travaux, le retard pris "représenterait 30.000 à 70.000 emplois perdus sur la filière des conteneurs".

Que s’est-il donc passé pour que les ports français décrochent à ce point par rapport à leurs concurrents européens? Difficile de répondre en ces termes, car en réalité, "il n’y a jamais eu d’accrochage", explique à BFM Business Paul Tourret, directeur de l’Institut Supérieur d’Economie Maritime (ISEMAR).

Pour de multiples raisons, le système portuaire tricolore n’a jamais réussi à se hisser au niveau des plateformes d’envergure comme Rotterdam, Anvers ou Hambourg. Ni même à combler une partie de son retard. "On n’a pas forcément identifié quel était le potentiel des ports. C’est le reflet d’une forme de désindustrialisation qu’on retrouve en France", souligne Jean-Pierre Chalus, président de l’Union des Ports de France (UPF).

Handicap géographique

En dépit d’infrastructures globalement satisfaisantes, l'Hexagone souffre avant tout d’une position géographique qui ne lui permet pas de lutter avec les ports de dimension internationale. Au Nord, Rotterdam ou Anvers jouissent d’un hinterland (zone approvisionnée par le port) particulièrement vaste qui ne se limite pas aux frontières nationales.

Un conteneur arrivé à Rotterdam peut être livré en quelques heures à Mulhouse ou dans n’importe quelle ville belge ou suisse. De la même manière, le cœur de la Pologne est plus facilement accessible depuis le port d’Hambourg qu’au départ du Havre.

"Les pays d’Europe du nord sont au cœur d’un système de production très industriel qui attire des flux avec des bassins de population extrêmement compacts. Il y a un terreau naturel mais entretenu. (…) Et dans le domaine portuaire, la géographique est têtue, les routes maritimes sont ce qu’elles sont", analyse Jean-Pierre Chalus.

En Italie du nord aussi, "il y a des ports comme Gênes qui peuvent ‘arroser’ le marché allemand ou autrichien", relève Paul Tourret. A l’inverse, l’hinterland des ports français est quasi exclusivement national: les marchandises qui arrivent par bateau dans l’Hexagone sont la plupart du temps destinées au seul marché tricolore. Le problème, c’est que les ports français sont aussi concurrencés par leurs voisins: 40% des conteneurs à destination de la métropole transitent encore par des ports étrangers.

Au sud de l’Europe, l’Espagne, Malte ou la Grèce profitent également d’une position géographique avantageuse pour faire de leurs ports des hubs de transbordement. A l’image d’Air France qui utilise l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle comme plateforme de correspondances, les hubs de transbordement dans le transport maritime sont des ports pivots qui servent de centres d’éclatement des marchandises vers des ports ou zones secondaires.

Les conteneurs qui y sont déchargés n’y restent que quelques jours grand maximum avant de repartir sur un autre navire ou par train, ce qui permet de gagner du temps et de l’argent en évitant l’étape du stockage.

En 2016, la Grèce a notamment cédé 67% de la société du port du Pirée au géant chinois du transport maritime Cosco qui ambitionne d’en faire un immense centre logistique pour les échanges commerciaux entre l’Asie et l’Europe. En France, à l’exception du Havre dans des quantités minimes, aucun port ne fait du transbordement.

"Les sacs Louis Vuitton, ça ne remplit pas des conteneurs"

Au-delà de la concurrence des ports étrangers, la structure même du commerce extérieur français n’est pas idéale pour stimuler l’activité des ports: "La conteneurisation est aussi un reflet des défauts économiques français. (…) On est un pays qui a un volume d’exportations par voie maritime plus faible que les autres parce qu’on ne fait pas de machines-outils, de pièces mécaniques, on fait moins d’agroalimentaire que les Espagnols ou les Italiens…", observe Paul Tourret.

D’après lui, "la France manque de produits à l’international". Résultat, elle exporte moins de conteneurs pleins que ses voisins dont le commerce extérieur est sans doute plus adapté aux échanges par voie maritime. "Les sacs Louis Vuitton, ça ne remplit pas des conteneurs", poursuit le directeur de l’ISEMAR avec une pointe d’ironie.

Des mouvements sociaux trop fréquents?

Pour expliquer les performances décevantes des ports français, certains mettent régulièrement en avant un autre handicap qui serait directement responsable de la baisse de trafic en 2019: le climat social. Selon le rapport du Sénat "Réarmer nos ports dans la compétition internationale", près de 1700 mouvements de grève ont été déclenchés entre 2008 et 2018 dans les 11 grands ports maritimes (GPM) nationaux qui assurent plus de 80% du trafic maritime de marchandises du pays.

Au point de ternir leur image? Pas vraiment, selon Jean-Pierre Chalus qui observe même "une amélioration extrêmement sensible en matière de fiabilité sociale". "Je ne suis pas sûr que l’herbe soit plus verte ailleurs. Il y a eu des mouvements sociaux l’an dernier sur la côte ouest des Etats-Unis et il y a des grèves dans les autres ports européens aussi. On a plutôt des ports fiables sur le plan social", affirme le président de l’UPF.

D’ailleurs, le baromètre du cabinet Eurogroup Consulting publié le mois dernier fait état d’une amélioration de la satisfaction des chargeurs vis-à-vis des ports français, en particulier sur la qualité des services. Comme l’an passé, Dunkerque arrive en tête du classement avec 88% d’opinions positives, contre 62% pour Marseille. Le taux de satisfaction pour Haropa (Paris-Rouen-Le Havre) ne s’établit en revanche qu’à 43%.

30 ans de réformes et une nouvelle stratégie nationale portuaire

Au cours des trente dernières années, les réformes portuaires, essentiellement liées à la réorganisation de la gouvernance, se sont succédées pour tenter gagner en compétitivité. Celle de 2008 notamment a été favorablement accueillie par les exploitants:

"Cela a clarifié les rôle, avec un commandement unique pour toute la partie manutention. L’autre changement, c’est le passage d’un schéma ‘conseil d’administration-direction général’ à ‘conseil de surveillance- directoire’ qui permet d’être plus réactif en matière de décision", se félicite Jean-Pierre Chalus.

Le rapport du Sénat salue lui aussi "l’orientation positive" des réformes des dernières années. En particulier "les évolutions portant sur l’organisation de la manutention" qui ont renforcé la compétitivité des GPM. Toujours est-il que "la progression des trafics n’a pas été aussi forte qu’espéré", regrette l’ancien sénateur Michel Vaspart.

En juin dernier, le gouvernement a dégainé sa nouvelle "stratégie nationale portuaire" qui vise deux objectifs: la reconquête de parts de marché et le développement économique des ports à horizon 2025-2050. Elle prévoit dans le détail de passer de 60 à 80% la part du fret conteneurisé à destination ou en provenance le France qui est manutentionnée dans les ports nationaux à horizon 2050. Autre ambition affichée: doubler le nombre d’emplois directs et indirects liés à l’activité portuaire d’ici 30 ans.

Pour Jean-Pierre Chalus, cette stratégie nationale portuaire "laisse espérer un peu de renouveau". "On est sur quelque chose qui, pour une fois, a associé l’ensemble des acteurs. Elle identifie bien les sujets sur la question de la performance logistique et de la connexion avec notre hinterland", ajoute-t-il.

Changement de modèle inévitable

La nouvelle stratégie nationale portuaire entend aussi faire des ports des "moteurs de l’innovation et de la transition numérique" ainsi que des "accélérateurs de la transition écologique". "Il faut inventer un nouveau modèle avec de nouveaux services", reconnaît Jean-Pierre Chalus, insistant sur la nécessité de remplacer "un schéma dans lequel la plupart des ports ont tiré leur activité sur la base du pétrole".

Les initiatives en faveur de la transition verte ont déjà commencé. Plusieurs ports sont aujourd’hui en mesure de fournir à leurs clients des énergies décarbonées. C’est le cas de Marseille qui a investi 20 millions d’euros pour développer le branchement électrique des navires à quai. Le port phocéen ambitionne d’être le premier port 100% électrique de France d’ici 2025.

Des démarches similaires ont lieu à Dunkerque ou à Sète avec des projets d’électrification des ports ou de drague à hydrogène produite à partir d’éoliennes offshore. Quant à la transition numérique, le port du Havre a été le premier en France à voir arriver la 5G en début d'année pour accélérer la transmission des données:

"Les données des navires qui travaillent sur les infrastructures maritimes (navires de bathymétrie, dragues…, ndlr) sont un enjeu énorme pour le port car nous devons être réactifs et efficients vis-à-vis de nos clients armateurs", expliquait à L’Usine Nouvelle Cyril Chedot, responsable de la mission Innovation d’Haropa Port.

Il faut désormais espérer que les ports tricolores poursuivront cette transformation à un rythme soutenu afin de ne pas manquer le train de la transition écologique et numérique. A défaut, les ports français risquent de ne jamais se faire une place dans la compétition européenne.

Tirer profit de la crise Covid

Mais la principale préoccupation des ports ces derniers mois a été de gérer la crise sanitaire et ses conséquences sur le transport maritime. Et à en croire Jean-Pierre Chalus, les ports français ont su faire face, et peut-être même réussi à tirer leur épingle du jeu: "Pendant le Covid, il n’y a pas eu de fermeture", rappelle-t-il. Surtout, les ports français "ont été au rendez-vous de la reprise", beaucoup d’entre eux ayant des niveaux de trafic supérieurs en 2021 à ceux de 2019, se réjouit le président de l’UPF. En période de perturbations, "celui qui s’en sort, c’est celui est réactif, qui est à l’écoute de son client, et c’est ce qu’ont fait les ports français", assure-t-il encore.

Reste que le transport maritime demeure fortement chahuté avec des embouteillages à l’entrée des grands ports internationaux. La faute à une reprise économique mondiale vigoureuse et une disponibilité des conteneurs insuffisante.

A Los Angeles ou Rotterdam, les navires patientent parfois plusieurs jours au large avant de pouvoir décharger. Rien de tel en France cependant. De quoi inciter les chargeurs (propriétaire de la marchandise à transporter) à rediriger leurs navires vers l’Hexagone?: "Le chargeur va hésiter à changer son flux. C’est souvent un pari pour tout le monde de faire cela mais nos ports travaillent à convaincre tous les acteurs. Il faut capitaliser là-dessus", explique Jean-Pierre Chalus.

*L'EVP (équivalent vingt pieds) est l'unité de mesure utilisée pour exprimer une capacité de transport basée sur le volume standard d'un conteneur de 20 pieds (6,1 mètres).

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco