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Cinéma: les réductions d'impôts  dans le collimateur des députés

La série 'Versailles' a bénéficié d'une importante réduction d'impôt

La série 'Versailles' a bénéficié d'une importante réduction d'impôt - Thibault Grabherr & Anouchka de Williencourt

Depuis 2004, les producteurs de films et de fiction qui tournent en France bénéficient d'une réduction d'impôt. Le coût de cette niche fiscale a doublé depuis 2016, suscitant l'ire de la commission des finances de l'Assemblée.

Les producteurs de cinéma vont-ils sauver leurs réductions d'impôts? Tel est l'un des enjeux du débat budgétaire de cet automne.

En pratique, il s'agit de niches fiscales permettant aux producteurs de déduire de leur impôt certaines dépenses si le tournage est effectué en France. Une première niche a été créée en 2004 pour les films français, une seconde en 2005 pour les productions TV, et enfin une troisième en 2009 pour les films étrangers tournés en France. Près des deux tiers des films français y ont aujourd'hui recours.

En pratique, il s'agit d'un crédit sur l'impôt sur les bénéfices acquitté par la société de production. Mais, si la société de production fait peu de bénéfices, ou bien est déficitaire, alors la réduction d'impôt se transforme en chèque versé par Bercy. Comme l'écrit la Cour des comptes, "dans bien des cas, les crédits d'impôt se transforment en une subvention budgétaire versée aux producteurs, dont la plupart ne sont pas imposés. Les crédits d'impôts se traduisent, le plus souvent, en créances sur le Trésor, faute de bénéfices suffisants pour rendre les sociétés imposables".

Mais le ministère de la Culture, comme le CNC (Centre national du cinéma), défendent mordicus ces réductions d'impôts, affirmant qu'elles sont indispensables pour maintenir les tournages en France.

"Emballement budgétaire"

Mais ces niches sont critiquées par un nombre croissant de députés de la commission des finances. Leur principal argument est que le coût de ces niches a doublé depuis 2016 (cf. chiffres ci-dessous). Le rapporteur général du budget, Joël Giraud (la République en Marche), présentant son rapport sur le sujet, a déploré:

Ces réductions d'impôt "connaissent un emballement budgétaire qui ne saurait continuer. Aucune difficulté économique, aucune priorité politique ne le justifie. Il est absolument nécessaire que cette charge fiscale soit contenue dans les années qui viennent, ce qui m’amène à préconiser déjà et a minima un gel de ces dispositifs. Certains ajustement législatifs sont certainement possibles dans les prochaines lois de finances pour refroidir ces dépenses fiscales, qui peut conduire à l’inflation de certains coûts imputables, comme les rémunérations, les nuits d’hôtel…"

Dans le Parisien, le député Gilles Carrez (les Républicains) en a remis une couche:

"Le montant s'est littéralement envolé. C'est inacceptable. La France produit des centaines de projets -financés à presque 100% par les impôts des contribuables-, mais qui n'auront jamais de spectateurs! Depuis 15 ans, le ministère de la Culture est parvenu à palier la baisse de ses dotations budgétaires par de nouveaux crédits d'impôts sans cesse revus à la hausse. Exploser les crédits d'impôts, c'est désastreux pour les finances publiques".

De plus en plus généreux

Comment expliquer cette inflation? D'abord, des gros budgets ont récemment été tournés en France, ce qui a mécaniquement augmenté l'addition. "Il y a Valerian qui pèse beaucoup, il y a aussi la série Versailles qui pèse également beaucoup", a expliqué Joël Giraud. En face, le CNC se félicite au contraire que le space opera de Luc Besson ait été tourné dans l'Hexagone, où il a dépensé au total 75 millions d'euros, soit quasiment la moitié de son budget.

Surtout, la réduction d'impôt est devenue de plus en plus généreuse au fil du temps. D'abord, les dépenses donnant droit à une réduction d'impôt sont devenues de plus en plus larges, partant initialement des salaires et de la post-production pour s'étendre à la figuration, au transport, à la restauration, à l'hébergement, et même aux films français en langue étrangère...

En outre, la réduction d'impôt dont peut bénéficier un film français, initialement de 500.000 euros, a, au fur et à mesure, été portée à un million, puis 4 millions, et enfin 30 millions d'euros. De même, la réduction accordée à un film étranger, initialement plafonnée à 4 millions d'euros, est passée à 10 millions, puis à 20 millions, et enfin 30 millions. 

Parallèlement, la part des dépenses remboursables a aussi augmenté, passant de 20% à 30% des dépenses effectuées en France.

Résultat: "pour atteindre le plafond, il faudrait attirer 100 millions d'euros de dépenses par film sur le territoire, ce qui peut paraître irréaliste", pointait le rapport de René Bonnell. 

Lobbying efficace

Dernière explication: le lobbying efficace de la filière. Comme l'a pointé Joël Giraud:

"à près de 90%, ces mesures ont été adoptées sans aucune évaluation préalable. Cette méthode ne peut pas perdurer. Il faut à tout prix éviter de porter ce genre d’amendement sans une évaluation préalable, qui soit satisfaisante et indépendante de certains groupes de pression, ou d’un certain entre-soi. Les lobbyistes font très bien leur boulot".

Gilles Carrez abonde: "le lobby du cinéma français est extrêmement puissant et actif. Il y a toujours un collègue pour déposer un amendement afin d’alourdir ces crédits d’impôt. Ça ne peut plus durer".

Efficacité débattue

Surtout, reste à savoir si ces réductions d'impôt sont vraiment efficaces, et favorisent bien la localisation des tournages en France. Sur ce point, les statistiques du CNC (cf. ci-dessous) montrent que la proportion de tournages en France reste à peu près stable. Mais les producteurs assurent que, sans les réductions d'impôts, les délocalisations exploseraient. Car les autres pays proposent des avantages fiscaux encore plus attractifs... Selon le CNC, au moins 13 pays sont encore plus généreux que la France. Autrement dit, ces réductions d'impôts servent juste à éviter une hausse des délocalisations. Et les producteurs se comportent comme des drogués à la subvention réclamant des doses toujours plus importantes...

Mais Joël Giraud juge biaisée la comparaison du CNC avec les autres pays:

Il faut "prendre également en compte dans cette comparaison les autres dispositifs d’aide publics existants en France. En effet, les crédits d’impôts ne constituent en France qu’une petite partie des aides en faveur du cinéma et de l’audiovisuel. De ce fait, la course à l’alignement des crédits d’impôts français avec le mieux-disant ne saurait constituer, à l’avenir, la matrice de notre politique, comme cela a trop souvent été le cas".

Pareillement, Gilles Carrez déplore "n'avoir aucune visibilité" sur les relocalisations, et demande "une évaluation régulière du gouvernement, et un rapport approfondi de la Cour des comptes". Justement, la Cour des comptes avait brièvement abordé le sujet dans un rapport en 2014. Pour elle:

"Il n’est pas possible d’établir un lien systématique entre la mise en place des crédits d’impôt et les résultats observés [sur la localisation des tournages], car les effets attribués aux crédits d'impôt se sont manifestés, pour partie, avant l'entrée en vigueur de ces dispositifs fiscaux.
L'impact des crédits d'impôt semble s’émousser au fil du temps. La part des jours de tournage des films localisée à l’étranger a augmenté progressivement pour atteindre un niveau supérieur à celui observé [avant l'introduction du crédit d'impôt]. Les dépenses de tournage réalisées à l’étranger ont, elles aussi, atteint un niveau en progression sensible par rapport à celui observé avant la mise en place du crédit d'impôt.
Les crédits d'impôt provoquent incontestablement un effet d'aubaine en faveur de sociétés de production qui auraient de toute façon fait le choix de localiser leur tournage en France, avec ou sans crédit d'impôt. Les films qui ne bénéficient pas du crédit d'impôt n'ont d'ailleurs pas massivement déserté le territoire français
La surenchère [avec les autres pays], qui conduit à s’aligner sur le mieux-disant fiscal, n’est pas soutenable à long terme. De surcroît, elle ne permettra jamais de compenser les écarts de coûts avec une localisation de tournages dans des pays où les charges sociales sont beaucoup plus faibles."

les tournages de films (hors animation et documentaires)

Jours de tournage en France des films français (en %)
2003: 65,1
2004: 76,8
2005: 72,5
2006: 78,5
2007: 73,4
2008: 75,3
2009: 75,4
2010: 71,6
2011: 72,7
2012: 69,9
2013: 75,5
2014: 75,3
2015: 69
2016: 74
2017: 77

Dépenses en France des films d'initiative française (en%)
2003: 73,8
...
2007: 88,4
2008: 85,3
2009: 84,6
2010: 82
2011: 87,3
2012: 82,5
2013: 76,6
2014: 77,2
2015: 82,5
2016: 77
2017: 77,9

Source: documents de performance du CNC

Coût définitif du crédit d'impôt (en millions d'euros)
2005: 30
2006: 40
2007: 50
2008: 60
2009: 60
2010: 51
2011: 57
2012: 58
2013: 54
2014: 51
2015: 66
2016: 58
2017: 121
2018: 142,5 (prévision actualisée)
2019: 115 (budget)

Source: rapports annuels de performance

les tournages de fictions tv françaises

Jours de tournage en France des fictions TV français (en %)
2006: 93
2007: 90,7
2008: 92,7
2009: 90,9
2010: 90,6
2011: 90,2
2012: nc
2013: 94,4
2014: 94
2015: 94,2
2016: 90,3
2017: 94,3

Dépenses en France des fictions TV françaises (en%)
2013: 95,1
2014: 91,5
2015: 94,8
2016: 90,9
2017: 95,5

Source: documents de performance du CNC

Coût définitif du crédit d'impôt (en millions d'euros)
2006: 40
2007: 40
2008: 60
2009: 60
2010: 49
2011: 50
2012: 51
2013: 56
2014: 57
2015: 61
2016: 54
2017: 126
2018: 131 (prévision actualisée)
2019: 125 (budget)

Source: rapports annuels de performance

les tournages de films étrangers en france

Nombre de films
2007: 49
2008: 54
2009: 31
2010: 59
2011: 59
2012: 50
2013: 40
2014: 43 dont Etats-Unis 8 Chine 2 Inde 2
2015: 29 dont Etats-Unis 6 Chine 2 Inde 2
2016: 34 dont Etats-Unis 7 Chine 4 Inde 3
2017: 42 dont Etats-Unis 8 Chine 1 Inde 3

Nombre de jours de tournage (avec et sans subvention)
2007: 312
2008: 336
2009: 264
2010: 600
2011: 352
2012: 442
2013: 402
2014: 534 dont 310 sans subvention (58%)
2015: 341 dont 174 sans subvention (51%)
2016: 323 dont 126 sans subvention (39%)
2017: 527 dont 232 sans subvention (44%)

Source: Film France

Coût du crédit d'impôt (en millions d'euros)
2010: 4
2011: 4
2012: 9
2013: 2
2014: 20
2015: 12
2016: 19
2017: 41
2018: 67 (prévision actualisée)
2019: 57 (budget)

Source: rapports annuels de performance

Jamal Henni